Imaginez que vous êtes professeur à l'université de Chicago, professeur d'histoire qui plus est,
d'origine modeste, guère riche et sans poids politique, et que le Président Roosevelt en personne vous propose le poste d'Ambassadeur à Berlin. Alléchant, non ? Sauf que nous sommes en juillet
1933 et que William Dodd, sa femme, sa fille Martha et son fils Bill, s'apprêtent à vivre la période la plus mouvementée de leur vie.
Voilà un récit historique de plus sur cette période que j'affectionne particulièrement, cherchant inlassablement à comprendre, dans ces livres et dans des romans comme ceux de Philipp Kerr, comment l'Europe entière et les Etats-Unis ont pu être assez naïfs pour croire que le régime nazi ne pourrait pas perdurer plus de quelques mois, et en conséquence, ne rien tenter pour arrêter Hitler.
Je ne referais pas un cours d'histoire en guise de chronique, je me contenterai donc de souligner les éléments qui me semblent les plus intéressants. Intéressants dans la mesure où certains faits sont peu connus du grand public ou rarement traités en littérature. Ici, l'auteur est américain et décrit le quotidien d'un universitaire américain catapulté au poste d'Ambassadeur en une période fort troublée. Nous avons à la fois un témoignage direct d'une personne qui a vécu les événements au coeur de Berlin, suffisamment lucide pour se rendre compte (au bout d'un certain temps) de la puissance vénéneuse du Chancelier allemand, et pourtant légèrement déformé par les propres préjugés de Dodd (tenant à sa culture et à sa nationalité), un portrait sans ambiguité de l'élite américaine elle aussi gangrenée par un antisémitisme plus ou moins clairement exprimé ou avoué.
Il faut lire les comptes rendus de conversation entre les supérieurs de Dodd, le secrétaire d'Etat et divers hommes politiques constatant sans honte que la situation en Allemagne fut provoquée par les Juifs eux-mêmes, ces derniers s'étant accaparés les meilleurs postes de la vie publique à Berlin !! Les clichés sur les Juifs, véhiculés par les Allemands, étaient repris aux USA, y compris par une large partie de la population !
Au fil du récit, on assiste, médusé, à l'enchaînement d'événements de première importance et parallèlement au décalage produit par la vie quotidienne de Dodd. Pendant plusieurs mois, celui-ci s'acharne à souligner à ses supérieurs le train de vie excessif du personnel de l'Ambassade, alors que lui-même se déplace le plus souvent à pied et utilise encore sa propre voiture ramenée des USA. Cela peut paraître anecdotique, mais cela révèle un profond manque de clairvoyance. Au contraire, George Messersmith, le consul général Américain, clamait que que "le nouvel Ambassadeur devrait être un homme doté d'un caractère bien trempé, capable de faire valoir les intérêts et la puissance des Etats-Unis, car la puissance était tout ce que Hitler et ses sbires comprenaient". Plutôt raté... De même, Dodd minimisait le plus souvent possible les agressions dont étaient victimes les expatriés américains pour ne pas envenimer les relations entre les USA et l'Allemagne qui devait rembourser une dette colossale à ces derniers.
Sa fille Martha, autre personnage important de ce récit, multipliait les flirts aussi bien avec ses compatriotes, qu'avec des dignitaires nazis (il faut lire ses souvenirs à propos de sa relation avec Rudolf Diels, alors à la tête de la Gestapo !) et vivait avec les mêmes oeillères que son père (elle avouait elle-même être "un peu" antisémite). Il lui fallut un grand laps de temps et un événement particulier pour réaliser, enfin, la nature monstrueuse des lois et règles qui régissaient la vie des juifs. Avant cela, il y eut les nombreuses soirées, réceptions et dîners passés par la famille Dodd à côtoyer les grands noms du régime nazi et entre autres, Goring. Larson raconte d'ailleurs un épisode aussi surréaliste qu'effrayant, lorsque Goring organise une cérémonie visant à transférer, en grande pompe, chez lui la dépouille de sa défunte épouse.
C'est donc un récit historique, sobre et fourmillant de détails, qui éclaire la vie à Berlin dans les années 30 sous un angle nouveau, plus terre à terre et presque détaché, car les protagonistes qui furent les témoins (Larson a puisé dans les journaux intimes et mémoires de la famille Dodd) de ces événements n'avaient pas réellement conscience de ce qui se jouait à l'époque. Ils le comprirent trop tardivement. Et cette vision tronquée du régime nazi explique probablement pourquoi les autres puissances, et surtout le gouvernement américain, ne surent prendre les mesures nécessaires pour endiguer ce fléau quand il en était encore temps.
Sans vouloir juger les Dodd, j'avoue que ma sympathie va instinctivement à George Messersmith, plutôt qu'à ce modeste Ambassadeur qui m'a laissée plus d'une fois perplexe au fil des pages.
Ce livre est en tout cas un témoignage passionnant sur les événements des années 33 à 37.
Traduction de Edith Ochs.
Grand merci à babelio pour ce Masse Critique !
PS : les droits d'adaptation ciné ont été achetés par Tom Hanks.